Journal l'Humanité

Rubrique Politique
Article paru dans l'édition du 21 juin 2001.

 

Où va l’industrie aéronautique et spatiale militaire ?

Réflexions, interrogations, revendications croisées de responsables industriels, politiques et associatifs réunis autour du micro de l’Humanité.

Ils sont sept autour de la table. Du côté des industriels : François Auque, directeur général de la division des systèmes spatiaux d’EADS ; Jacques Delphis, directeur des relations extérieures et institutionnelles de Thales ; Pierre Warmé, général en retraite, conseiller de Dassault. Deux parlementaires : Jean-Michel Boucheron (PS), rapporteur du budget de la Défense ; Jean-Claude Sandrier, membre de la commission Défense. Un dirigeant syndical : Bernard Devert, chargé des industries de défense et du désarmement à la CGT. Un responsable associatif : Daniel Durand, secrétaire du Mouvement de la paix. Dans la salle, des salariés syndicalistes de plusieurs établissements du secteur prennent part au débat.

Jean-Michel Boucheron (député PS). La France possède une industrie aéronautique et spatiale qui se porte bien, riche de ses ingénieurs et de ses ouvriers, de ses innovations. Peu de pays peuvent en dire autant. D’autre part, je considère que les dépenses de Défense, pour un pays démocratique comme le nôtre, sont un outil de paix, de défense des valeurs démocratiques. Il me semble que le niveau des dépenses de Défense que nous avons atteint marque un seuil au-dessous duquel il ne serait pas raisonnable d’aller. Je ne souhaite pas leur augmentation. Mais je ne souhaite pas, non plus, que l’on continue de les réduire.

Troisième point, à propos de la défense européenne. Nous sommes dans l’OTAN, c’est l’histoire qui l’a voulu. J’écoute les États-Unis, qui demandent qu’il n’y ait pas de redondance entre les dépenses de défense de l’Europe et celles des USA. Mais ils tiennent un discours à deux vitesses. Les redondances en termes de nombre d’hommes sur le terrain, de nombre de chars, de fusils, etc., ne leur posent généralement pas de problème. Par contre, ils ne sont plus d’accord lorsque nous mettons à la disposition de l’Europe un certain nombre d’éléments stratégiques susceptibles de nous faire évaluer les crises de façon autonome, de commander nos forces de manière autonome, de disposer d’armes qui puissent être mises en ouvre en dehors de l’OTAN. C’est pourquoi, si l’on doit définir des priorités, je souhaite que l’Europe se dote des outils stratégiques qui lui assurent son indépendance. J’appelle de mes voux une Europe du renseignement, de l’espace, une Europe maîtresse de ses systèmes de commandement, et ainsi de suite, afin que l’UE puisse mener sa politique étrangère en toute autonomie.

Je voudrais enfin évoquer le projet américain de défense antimissile (NMD). En tant que président de la délégation française au parlement de l’OTAN, j’ai participé à la dernière assemblée de l’OTAN, à Vilnius. Sept sénateurs américains étaient présents, et leur président a essayé de nous " vendre " la NMD au nom du danger représenté par les " États voyous ". Je leur ai répondu une chose simple : pour autant que les " États voyous " existent - encore faudrait-il les définir -, s’ils voulaient nuire à l’Amérique, ils n’utiliseraient pas des moyens contre lesquels l’Amérique serait en mesure de se prémunir, mais des méthodes de " voyous ", par exemple en déposant des bombes bactériologiques dans un attaché-case au pied du World Trade Center. En un mot, le terrorisme. Donc, l’argumentation américaine sur la NMD ne tient pas la route un seul instant. Alors, pourquoi cette campagne en faveur de la Défense antimissile ? Les États-Unis cherchent à créer un ennemi imaginaire, de façon à légitimer le financement de l’industrie américaine d’armement, spécialement dans les hautes technologies. Cela dans le but de donner à l’Amérique un avantage stratégique définitif, irréversible.

Leur second objectif est de nous entraîner, nous Européens, dans cette affaire. Or, si nous cédions, nous serions obligés d’y consacrer les moyens qu’à l’heure actuelle nous destinons à la construction d’une défense européenne. Nous affaiblirions donc, du même coup, notre logique d’une construction de défense européenne autonome.

Pour moi, nous ne devons pas nous laisser détourner de cet objectif. Et nous devons financer, de manière plus importante, notre recherche et développement pour ne pas laisser se créer ce fossé irréversible entre les USA et l’Europe.

François Auque (EADS). Dans l’industrie de défense, nous sommes à un tournant. Ne nous berçons pas de mots : l’écart se creuse, en matière technologique, entre les USA et l’Europe. Pourquoi ? Le total des dépenses militaires des pays membres de l’Union européenne représente la moitié des dépenses militaires américaines. Autrement dit, le financement du développement technologique de l’industrie américaine est considérable, comparé à celui de l’Europe. S’agissant du domaine de l’espace militaire, les Américains injectent quinze fois plus d’argent dans l’achat de matériel. Et le projet de défense antimissile va renforcer ce déséquilibre. Face à cela, soit on essaie de se maintenir et de rattraper le retard, soit le système bascule.

Quels sont les enjeux ? En tant que citoyen, je dirais qu’il s’agit de la place politique de l’Europe, de son positionnement stratégique : pour le garder, va-t-on pouvoir maintenir tout l’investissement consenti, dans l’industrie de défense, par l’Europe, et singulièrement par la France ? En tant qu’industriel, à l’instar de M. Boucheron, j’évoquerai le fossé technologique : la question est de savoir où se situeront demain les pôles de compétences, et donc les emplois qualifiés, les emplois de nos enfants ? J’attire l’attention sur le fait que, dans le domaine de la technologie, le retard pris se rattrape de plus en plus difficilement, et qu’il arrive un moment où il n’est plus rattrapable.

Alors, que faire ? Les institutions européennes, s’agissant des problèmes de défense, ne font que débuter. Il est donc nécessaire qu’il y ait des pays leaders européens qui poussent le système. Et là, la France a une forte responsabilité. Nous avons beaucoup de savoir-faire, notamment dans le domaine de l’espace, de la défense antimissile. Va-t-on pouvoir les maintenir ? Si nous dépensons deux fois moins que les Américains, nous avons peu de chances, me semble-t-il, de nous montrer deux fois plus intelligents qu’eux...

Dès lors, je crois qu’il nous faut sélectionner les domaines dans lesquels nous pouvons, compte tenu de nos savoir-faire et de nos ambitions budgétaires, nous doter de systèmes autonomes. Je pense, en particulier, aux systèmes de défense de théâtre, aux technologies à infrarouge, aux satellites d’early warning... Et puis il faut aussi, peut-être, sélectionner des domaines dans lesquels on pense qu’on n’a pas les moyens de se doter d’un système européen autonome. Et là, négocier des répartitions de compétences, en fonction des moyens qu’on entend allouer.

Pierre Warmé (Dassault). Dassault est une des rares compagnies dans le monde capables de concevoir et produire les avions et les systèmes d’armes les plus sophistiqués. Dans les années 1985-1986, face à une dégradation substantielle des marchés civil et militaire, nous avons procédé à une importante restructuration, qui a consisté à réduire progressivement les effectifs d’un peu plus de 15 000 hommes à moins de 9 000. Aujourd’hui, nous développons deux gammes d’activités, civile et militaire : 1 400 avions civils et d’affaires et 2050 appareils militaires sortis des ateliers Dassault volent actuellement dans le monde. L’entreprise déploie aussi une activité dans le domaine spatial. Après les programmes en cours, Mirage 2000, Rafale, nos projets portent notamment sur les drones et les recherches relatives aux avions sans pilote.

Les perspectives, s’agissant des avions civils, sont prometteuses, grâce au développement des besoins de communications entre dirigeants d’entreprises. Reste le dossier des avions de combat. En la matière, les acquisitions sont cycliques. Elles ont été importantes après la fin de la Seconde Guerre mondiale, puis - les avions ayant alors une durée de vie de l’ordre de vingt-cinq ans - dans les années 1970-1980, nous avons eu à faire face à une nouvelle vague d’acquisitions plus modernes. Trente ans plus tard, enfin, la longévité des avions ayant augmenté, on peut s’attendre à l’ouverture d’un nouveau marché. Nous sommes confiants pour l’avenir, à la fois parce que la pérennité de l’entreprise est assurée par la croissance du chiffre d’affaires dans le domaine des avions civils, et aussi du fait que notre compétence en matière d’avions militaires est désormais reconnue.

Au chapitre des défis, outre le NMD, il y a aussi le projet américain de nouvel avion de combat, le JSF, qui représente une réelle menace : il s’inscrit, comme le NMD, dans une stratégie de neutralisation de l’Europe par les Américains. Avec tout un déploiement de séduction extraordinaire vis-à-vis des industriels européens pour les inciter, moyennant un peu de financement, à acquérir des connaissances et du travail dans ce projet alors que, à l’évidence, à terme, ce ne sera pas partagé. Ces industriels, s’ils se laissaient tromper, démissionneraient. En conséquence, ou bien on met les forces en recherche et développement, ou on disparaît, ou bien on passe sous tutelle.

Jacques Delphis (EADS). Je remercie L’Humanité d’avoir organisé cette réunion. Depuis qu’il s’est ouvert, dans la presse, le débat sur la défense antimissile s’est surtout situé sur le plan géostratégique : à aucun moment l’aspect haute technologie du dossier n’a été abordé. Je me félicite donc de cette ébauche de réflexion. Car, je partage le point de vue de M. Auque sur ce plan : si nous ne faisons rien - " nous ", c’est-à-dire la France, mais aussi de l’Europe -, d’ici quinze ou vingt ans, nous passerons complètement sous contrôle américain.

S’agissant de l’Europe, certes, la politique de défense s’est remise en marche depuis deux ou trois ans. Mais il faudrait que les politiques, tous les acteurs concernés par la défense mènent aussi le débat sur le terrain industriel, pour voir comment répondre à la problématique américaine. S’agissant de la France, je crois que la loi de programmation militaire devrait intégrer les données liées à la défense antimissile. On a souvent beau jeu de dire que l’industriel se plaint toujours de ne pas trouver les crédits suffisants dans le budget de la défense. Mais c’est un fait que la recherche et développement, qui est capitale et le restera dans les années à venir, ressemble à une peau de chagrin.

Les milliards injectés dès à présent dans l’industrie américaine risquent de conduire à une situation dans laquelle la France et l’Europe se trouveront, à brève échéance, complètement dépassées en matière de calculateurs et de logiciels rapides, en matière de senseurs, de radiofréquence électronique, d’architecture de système de commandement, de guidage, d’armes à énergie dirigée, etc. Nous ne pourrons pas, tant chez EADS que chez Dassault ou Thales, maintenir les budgets de la recherche et développement s’il n’y a pas une prise de conscience politique sur ce sujet qui bouleverse complètement la donne.

Ce premier échange fait apparaître la question : au motif de répondre au défi que représente le projet américain de défense antimissile, faut-il augmenter substantiellement les crédits militaires ?

Daniel Durand (Mouvement de la paix). Les débats qui s’engagent autour du projet américain de bouclier antimissile me rappellent un peu ceux des années 1936. Il se disait déjà que la France était affaiblie dans le domaine des avions militaires à cause du courant pacifiste de l’époque, permettant ainsi à Hitler de dominer le ciel. Or, la clé du déséquilibre en faveur de l’Allemagne nazie provenait, non d’une insuffisance de construction d’avions en France, mais d’un laisser-faire accordé aux industriels allemands pour se réarmer. Nous ne sommes pas, bien sûr, dans la même situation. Mais, ne devons nous pas nous interroger : faut-il absolument concurrencer les prétentions américaines en termes de capacités technologiques ? Que fait-on politiquement pour empêcher la puissance américaine d’avancer dans cette direction ? Ce renversement des termes du débat me semble décisif.

Tous les stratèges militaires notent que le rôle de l’aviation a changé, pour se tourner vers la prévention des conflits. J’ai lu aussi les déclarations du chef du gouvernement qui indiquent que la finalité d’une défense européenne devra porter demain sur la prévention des crises. Or, les choix effectués et les analyses industrielles tiennent-ils compte des changements stratégiques que l’on veut mettre en ouvre ? On affirme des principes politiques mais on persiste sur des programmes résultant de décisions précédentes. Il en est, par exemple, du plan Armée 2015 avec 300 Rafales et autres outils modernes de combat. Autant de tendances lourdes qui contredisent les réflexions actuelles.

Je m’interroge également quand je vois les industriels prendre nettement position en faveur de l’augmentation des budgets publics de défense. Le débat sur des orientations aussi fondamentales peut-il se limiter aux enjeux technologiques et évacuer la question de la finalité ? Les arguments développés en faveur d’un renseignement spatial de défense au service de la paix me rappellent ceux que l’on nous a servis à une autre époque pour présenter la bombe atomique comme un besoin pour la paix. Je reste donc très prudent.

Nous sommes à un tournant. L’interpellation sur l’avenir de l’armée s’adresse à tout le monde, les politiques, les industriels, les citoyens : avec les projets américains, ne se dirige-t-on pas vers une militarisation de l’espace ? L’homme n’a pas été capable d’empêcher la militarisation de la terre, de la mer puis des airs. Aujourd’hui, avec celle de l’espace, nous sommes devant un défi considérable pour le devenir de l’espèce humaine. Le débat actuel ne doit pas reposer seulement sur des choix technologiques et industriels mais aussi sur des initiatives politiques courageuses...

Bernard Devert (CGT). L’armement n’est pas une marchandise comme une autre. Toute l’industrie aérospatiale, civile comme militaire, est à la croisée des chemins. Nous sommes aujourd’hui dans un tournant européen, avec la France qui joue un grand rôle dans l’industrie d’armement. Le pays possède des atouts sociaux et technologiques qu’il ne faudrait pas gâcher pour l’avenir. Mon inquiétude vient du fait que les industriels sont actuellement engagés dans une conquête internationale plus fondée sur une logique de marché que de besoins.

La recherche est un enjeu essentiel, mais je pose la question : faut-il, comme aux États-Unis, la développer par des financements publics d’armements ? Le retard européen en matière de recherche aéronautique et spatiale n’existe pas que dans le militaire, mais aussi dans le civil. La collectivité doit-elle payer le rattrapage du retard dans l’industrie d’armement ? N’est-il pas nécessaire d’envisager d’autres moyens pour financer la recherche ? Ne faut-il pas mettre en question la nécessité d’investir de nouveau des milliards de francs dans l’armement nucléaire ? Ne peut-on pas aller vers un pôle de recherche européen s’appuyant sur des financements publics et une mise à contribution plus importante des industriels ? Avec, à la clé, une transparence et des moyens de contrôle de l’utilisation des fonds publics...

Autre champ d’interrogation : les besoins de défense nationale et européenne doivent-ils engendrer une course aux armements ? Le projet américain de défense antimissile est contesté ; pourtant, des industriels se positionnement, en France et en Europe, pour y participer. J’ai l’impression que les industriels devancent et définissent les orientations politiques. Et non l’inverse... Il me semble qu’un lobby existe chez les dirigeants industriels et les actionnaires pour collecter les moyens financiers publics en visant à réactualiser une politique d’armement. Ils cherchent à construire des armes pour bénéficier de créneaux et de financements publics. Mais avons-nous besoin, pour préparer l’Europe de la paix, de développer des technologies tout azimuts, et de suivre la logique américaine ?

Jean-Claude Sandrier (député PCF). À quel niveau le budget de la défense doit-il se situer ? Mon collègue Jean-Michel Boucheron a dit qu’il ne serait pas raisonnable d’aller en deçà du chiffre actuel. Je dirai, moi, qu’il ne serait pas acceptable d’aller au-delà de ce chiffre. Des réorientations de dépenses publiques sont à effectuer sur des secteurs clés. Soyons cohérents : on nous répète qu’il faut limiter les dépenses publiques, réduire le déficit budgétaire, répondre aux critères définis par Maastricht en matière économique et financière. Une augmentation du budget de la défense est totalement contradictoire avec ces principes là, que je ne partage pas forcément par ailleurs. Ou alors, il faut nous dire où prendre les recettes budgétaires nécessaires : sur la santé, la sécurité, l’enseignement ? La concurrence avec les USA ne peut tout justifier.

Selon quels concepts de sécurité militaire fonctionnons-nous ? J’ai posé la question, l’an passé, au secrétaire général de la Défense. Il n’a pas pu nier que l’on prend appui sur ceux des États-Unis. La vision des choses dans ce monde est avant tout militaro-militaire. Si on adopte cette logique, on peut sans doute arriver à être aussi fort dans ce domaine que les Américains, mais à quel prix ? N’avons-nous pas, en revanche, d’autres armes politiques à faire prévaloir au plan international, qui aboutiraient à un autre rapport de forces que l’actuel ? Voilà pourquoi nous demandons un débat de fond qui porte sur de véritables conditions de sécurité dans le monde. Comment aboutir à moins de guerre, à plus de paix et de sécurité ? Ce qui ne veut pas dire pour autant supprimer les armes. Federico Mayor, ancien directeur de l’UNESCO, a lancé cette forte interrogation : " Quand 10 % de l’humanité possède 80 % des richesses, comment voulez-vous qu’il y ait la paix ? " Voilà les défis à relever quand on parle de sécurité collective et de défense. Les réponses ne sont pas d’abord ni seulement militaires dans le monde d’aujourd’hui et de demain.

Une défense nationale avec la maîtrise de la production nationale d’armement est fondamentalement nécessaire tant qu’il n’existe pas autre chose de fiable au niveau européen. En matière de sécurité, de défense et d’armement, peut-on avancer au plan européen ? La réponse est oui. Il serait ridicule de vouloir faire l’Europe dans de nombreux domaines sauf dans celui là. Il faut réfléchir et tracer les contours d’une politique de sécurité collective et de défense au niveau européen, autonome politiquement et stratégiquement vis à vis des États-Unis. Dans cette optique, les efforts, dans le cadre d’un budget qui reste le même, sont à porter dans le secteur du renseignement et de la communication, et sur la recherche et développement afin de maintenir un haut niveau technologique.

François Auque (EADS). On dit que, pour financer la technologie civile, les industriels se précipiteraient sur des programmes d’armement, sans finalement que ces programmes revêtent une utilité sociale. C’est une analyse assez caricaturale pour plusieurs raisons. La dualité est incontestable : les racines technologiques sont souvent les mêmes entre civil et militaire. Et, aujourd’hui, il y a au moins autant de technologies qui ont été inventées, perfectionnées pour le civil, et qui viennent servir le militaire, que l’inverse. Le flux est vraiment dans les deux sens. En revanche, je suis parfaitement d’accord sur l’idée que le financement de la recherche civile est probablement insuffisant. Notamment par rapport à ce qui se passe aux États-Unis où la NASA a un poids considérable dans la recherche, aussi bien aéronautique que spatiale, par rapport au Pentagone.

Du fait de la baisse des plans de charge dans certains domaines de l’armement, et pour répondre aux besoins croissants en aviation civile, ne faudrait-il pas développer résolument la diversification des activités de l’industrie aéronautique ?

François Auque (EADS). La diversification se fait naturellement. Les activités civiles se développent parce qu’il y a des marchés. Le fantastique succès d’Airbus est là pour le montrer. Le chiffre d’affaires d’EADS est également à 70 % civil. On ne l’a pas décrété, c’est le résultat du succès des produits civils. Ces derniers, comme les produits militaires, subissent des cycles. Donc, pour l’équilibre entre civil et militaire, il reste indispensable de marcher sur deux pieds. Enfin, je pense que la défense de notre système de valeurs - la démocratie, une certaine forme de liberté, tout ce que l’on nomme civilisation - passe d’une manière ou d’une autre par des armes. Ne nous berçons pas de mots. Le poids du militaire dans le politique au sens le plus large n’est pas négligeable.

Pascal Borelli (CGT). M. Auque met en avant le formidable succès d’Airbus. Tout le monde ici ne peut que s’en réjouir. Cela dit, il ne faut pas oublier les conditions qui ont présidé au succès de ce programme : une volonté politique très forte de doter la France d’une grande industrie aéronautique et spatiale avec les investissements considérables des années soixante ; des entreprises publiques comme la SNIAS (devenue ensuite l’Aerospatiale) ; des laboratoires de recherche, par exemple l’ONERA, la création du CNES. Et aussi des financements publics et des coopérations entre entreprises à statuts différents. Quand je vois aujourd’hui la tournure que prennent les événements après l’ouverture du capital d’Aerospatiale, la fusion avec Matra, puis avec DASA pour créer EADS, suivies d’une course à la rentabilité financière à deux chiffres, je me demande : ne sommes-nous pas en train de casser les ressorts qui ont justement permis à la France et à l’Europe de passer de 8 % du marché mondial des avions de plus de 100 places à plus de 50 % aujourd’hui ? Je ne voudrais pas que les restructurations qui se mettent en place affaiblissent l’ensemble de l’industrie aéronautique et spatiale française et européenne. Beaucoup de salariés de notre industrie s’interrogent à juste raison quand des suppressions d’emplois, des fermetures de sites, des fusions de centres de recherche et de développement sont annoncées.

Jean-Michel Boucheron (député PS). La diversification dont on parle, c’est la dualité des recherches et des développements. Diversification et dualité sont quasiment synonymes au niveau des très hautes technologies. Ainsi Airbus est-il bien le fruit de la rencontre entre une volonté étatique très forte et une entreprise à l’époque à majorité publique. Autre exemple : les derniers grands succès de Dassault, l’avion civil Falcon et l’énorme succès de Catya [logiciel de calculs - ND] R] dans l’informatique, résultent de la rencontre entre une très forte volonté de l’État et, dans ce cas, d’une industrie privée. Le poids de la volonté étatique compte plus que le statut des entreprises...

Roger Landes (syndicaliste CGT). Il faut bien constater que les secteurs qui touchent à la défense sont les plus en difficultés aujourd’hui, avec des pertes d’emplois. Autant dans les missiles tactiques que stratégiques. Cette situation ne résulte pas que des seuls problèmes budgétaires. On subit aussi les importants regroupements et restructurations en cours.

Quant à la dualité des activités, on en parle, mais sur le terrain ça n’avance pas. On a toujours été timide pour faire profiter les activités civiles des retombées technologiques du militaire. Dans l’établissement EADS de Gironde, où je travaille, fondé essentiellement sur le militaire stratégique, les directions sont incapables d’assurer aujourd’hui à ce site une dualité digne de ce nom, qui permette de pérenniser l’outil de travail et les compétences. Lors d’une réunion d’EADS France au début du mois de juin, nos dirigeants ont affirmé que la répartition de charges entre civil et militaire n’était pas possible, car insuffisamment rentable...

Pierre Warmé (Dassault). Ce qui est essentiel, c’est de maintenir les atouts qui ont été acquis par les entreprises françaises, et pour cela, de faire un effort de recherche et Développement. Qu’on lui mette une étiquette civile et militaire n’est pas l’important. Il y a évidemment un effort de financement à faire.

Bernard Devert (CGT). Je suis d’accord sur l’importance de la dualité, même si je suis plus nuancé que M. Boucheron sur le transfert des technologies civiles et militaires : quand on fabrique un Tigre, c’est difficile de faire un hélicoptère civil derrière. De même quand vous faites un avion de combat : l’avion de combat doit être furtif, alors que les avions civils, eux, doivent se voir au radar pour la sécurité. En tout cas, la dualité est une chose essentielle. Et je me souviens de ce qu’on nous a dit lors du dernier Salon du Bourget : création d’une industrie européenne, duale, civile et militaire. Or, on est en train de spécialiser des sociétés sur une activité militaire, ce qui pose la question de la synergie technologique des savoir-faire. J’en prends pour exemple la création d’une société européenne de fabrication de missiles, MBDA. Comment développer des synergies quand on enferme des salariés et des savoir-faire dans le militaire ? C’est une forte contradiction avec l’affirmation de la dualité.

Pour moi, ce qui est à l’ordre du jour, c’est le pilotage par le civil dans les entreprises, et non par le militaire. Le pilotage par le militaire nous empêche de prendre de l’ambition industrielle, sur des créneaux qui sont porteurs. Je ne vais pas faire l’inventaire des projets civils formidables pour l’avenir qui sont dans les cartons de EADS, de Thales, de Dassault. La course à la rentabilité financière, d’une part, la politique du tout militaire, d’autre part, freinent le développement industriel des activités civiles.

Jacques Delphis (Thales). Quelques remarques. Je comprends les préoccupations des salariés des sociétés de défense françaises. Je ne trouverais pas anormal qu’il y ait un débat de fond, au Parlement ou ailleurs, sur l’idée de défense nationale et, par ricochet, sur la défense européenne.

Un intervenant a dit que l’armement national doit être en rapport avec nos besoins. J’ai un peu de mal à comprendre cette définition. Quand on fabrique des produits, quand on fait des chars ou des avions de combat, on ne peut simplement regarder le besoin national, il y a aussi une volonté internationale de vente, ce qui permet, au niveau national, d’avoir davantage d’emplois, etc.

Autre remarque, au sujet de la politique européenne de défense : n’y a-t-il à réfléchir aux possibles redondances entre les quinze pays de l’Union européenne ? On ne va pas tous faire la même chose. Cela implique donc une stratégie industrielle progressive. Cette capacité des forces au niveau européen peut permettre dans certains secteurs de faire des économies, dans d’autres de réorienter les dépenses militaires.

Autre débat de fond : l’assise financière des pôles de défense, en France comme au niveau européen. Chez Thales, dans certains segments, on s’interroge, on se demande si on va tenir le coup. La compétition n’a pas lieu que dans le textile, mais aussi dans certains secteurs de la défense. Dès lors, l’idée que je suggère est de développer les programmes cadres de recherche et développement (PCRD) au niveau européen.

Le débat sur l’armement, la défense, ne peut plus rester un débat national. M. Sandrier a rappelé justement que la France a des priorités très fortes par ailleurs, aménagement du territoire, santé, éducation, logement. Et c’est vrai que la défense coûte de plus en plus cher avec une concurrence internationale de plus en plus dure. Donc, il faut que l’Europe soit capable d’aller de l’avant.

Daniel Durand (Mouvement de la paix). Il a été dit que ce sont les ressources tirées de programmes d’armement qui ont permis de développer de grands programmes civils comme Airbus, ou la partie civile chez Dassault : je rappelle tout de même que c’est à partir de programmes militaires qui étaient largement financés publiquement.

Deuxième observation : M. Auque posait une réflexion de civilisation très intéressante, sur la défense des valeurs auxquelles on croit dans le monde aujourd’hui. Je pose la question : dans un monde en voie de globalisation, ne s’agit-il pas plutôt de promouvoir, plutôt que de défendre, des valeurs ? Et qui dit promotion de valeurs suppose que la dimension force, la dimension militaire n’a pas le même poids. Car la nouveauté d’aujourd’hui, par rapport à notre histoire faite de dominations, de rapports de forces militaires, c’est quand même la place, croissante, que prennent les opinions publiques, auxquelles doivent faire face les politiques et les grands décideurs, nationaux et internationaux. Ce qui, pour moi, renforce vraiment le besoin de débat public : ce serait une erreur politique qu’il n’y ait pas de discussion sur la loi de programmation militaire avant les élections présidentielles.

Entretien réalisé par Yves Housson, Jean Morawski, Alain Raynal.

 

 
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