Journal l'Humanité

Rubrique Tribune libre
Article paru dans l'édition du 29 janvier 2004.

 

Les projets spatiaux de George W. Bush : aventure ou aventurisme ? Par Daniel Durand, chercheur à l’Institut de documentation et de recherches pour la paix (1).

Le président des États-Unis vient d’annoncer un ambitieux programme d’exploration spatial, marqué notamment par la construction d’un nouveau vaisseau et la reprise des programmes vers la Lune. Le lyrisme n’a pas manqué, y compris en France, pour parler de cette nouvelle " conquête de l’Ouest ". Ce programme annoncé comme porteur de rêve ne pourrait-il pas aussi être lourd de cauchemars potentiels ? C’est en tout cas ce que pensent certains militants et chercheurs américains.

Ces chercheurs rappellent l’ambivalence des programmes américains : ainsi le futur vaisseau spatial qui diminuerait de moitié la durée d’un voyage vers Mars peut avoir des finalités militaires tout autant que civiles. Il en est de même des projets d’installer des bases permanentes sur la Lune. Les militaires du Pentagone lorgnent depuis longtemps sur l’astre lunaire comme base possible d’opérations de surveillance militaire. Enfin, la Lune recèle d’importantes ressources d’hélium 3 que beaucoup voient comme le remplaçant futur des énergies fossiles et de l’énergie nucléaire classique. Quand les technologies des réacteurs à fusion seront maîtrisées pour l’utiliser, la Lune deviendrait ainsi un nouvel eldorado, rappelant la folie de la ruée vers l’or ou de la frénésie de l’or noir.

Il faut rappeler que les États-Unis n’ont jamais signé le traité sur la Lune de 1979, négocié sous les auspices des Nations unies, pour prévenir l’accaparement des terrains lunaires et l’établissement de bases militaires sur la planète. En fait, vingt ans auparavant, en 1959, une étude de l’armée américaine, intitulée l’Établissement d’avant-postes lunaires, estimait que des avant-postes lunaires étaient nécessaires pour développer et protéger les intérêts américains sur la Lune, pour développer des techniques de surveillance de la Terre depuis celle-ci, pour servir de base à l’exploration lunaire, à l’exploration spatiale et à des opérations militaires si nécessaire.

Un ouvrage intitulé les Forces militaires spatiales dans les cinquante prochaines années a été publié en 1989 par le parlementaire John Collins. Il insiste de nouveau sur l’idée que les États-Unis ont besoin d’établir des bases militaires pour contrôler la route entre la Terre et la Lune. Des forces armées devraient stationner pour intercepter d’éventuels rivaux. Les auteurs envisagent un futur où l’espace serait exploité commercialement par des sociétés privées concurrentielles. Comme l’Armada espagnole ou la Royal Navy britannique ont été créées pour protéger les intérêts et les investissements des royautés dans les conquêtes coloniales, l’espace pourrait devenir un lieu d’exercice de la puissance et de la domination, nouveau territoire vierge ouvert à une formidable course au profit. Il ne s’agit pas seulement de spéculations du temps de la guerre froide. En 1998, un document du Commandement de l’espace des États-Unis proposait des plans pour une " domination globale " de l’espace (" full spectrum dominance "), où se trouvaient combinés des moyens globaux de surveillance, de défense antimissile et de capacités de frappe à partir de bases spatiales. Le projet de " bouclier antimissile " en découle : 50 milliards de dollars vont y être consacrés par le Pentagone dans les cinq prochaines années. Il crée les conditions d’une relance possible d’une course aux armements, notamment en inquiétant la Chine dont les capacités de lancement des missiles nucléaires de sa force de " dissuasion " se trouveraient annihilées.

Le traité sur la Lune de 1979 et le traité sur l’espace extra atmosphérique conclu en 1967 ont été établis pour contenir la tendance guerrière et expansionniste des hommes dans le cosmos, pour empêcher que les conflits terrestres ne soient exportés dans l’espace. On peut craindre aujourd’hui que l’administration Bush ne veuille aller dans une tout autre direction. Les dangers évoqués de manière globale ci-dessus concernent de manière large l’ensemble des citoyens du monde.

Quelles garanties de respect de l’espace ? Celui-ci, pas plus que ne l’était le Far West, n’est une terre vierge. La conquête de l’ouest s’est traduite par un génocide humain, celui des millions de Peaux-Rouges, et par la disparition quasi complète d’une espèce animale, celle des bisons. Même sans existence de vie humaine ou animale, le système solaire est un ensemble complexe et fragile dont la Terre n’est qu’un maillon. Les militants écologistes américains soulèvent par exemple la question de l’utilisation envisagée de la propulsion nucléaire dans les futurs vaisseaux. Quelle transparence et quel débat contradictoire sur cette question ?

Quelles garanties que l’espace restera démilitarisé ? Le lancement par la Chine d’un satellite en 2003 a inquiété le Pentagone. Dans les heures qui ont suivi le lancement, le général américain Edward Anderson a déclaré, qu’à son avis, il ne faudrait pas longtemps avant que l’espace ne devienne un champ de bataille. Theresa Hitchens du CDI (Centre pour l’information de défense), un " think tank " privé réputé, a déclaré que les moyens de conduire une guerre de l’espace allaient sortir du royaume de la science-fiction et entrer dans la réalité dans les vingt prochaines années. En effet, comment exploiter " tranquillement " les ressources minières de la Lune si d’autres puissances deviennent capables de le faire également ? On peut craindre le lobbying des intérêts privés américains : on a vu leur poids dans le déclenchement de la guerre et dans l’exploitation de l’après-guerre en Irak.

L’espace n’appartient pas à une nation terrestre en particulier, il doit être exploré avec précaution et respect par l’ensemble de la communauté de notre planète.

Il faut travailler à l’application complète, à l’universalisation des traités démilitarisant l’espace. La France doit prendre des initiatives politiques en ce sens à la conférence du désarmement de Genève (...) et aux Nations unies, à New York.

L’ensemble des explorations spatiales doivent respecter une charte éthique et environnementale qu’un organisme des Nations unies devrait être chargé de faire respecter. Là aussi, la France et l’Union européenne pourraient jouer un rôle positif pour sa création.

C’est à cette double condition que l’exploration spatiale ne tombera pas dans la main de nouveaux aventuriers mais deviendra une aventure humaine exaltante.

(1) Dernier livre paru : Irak : qui a gagné ?, Éditions La Dispute.

 

 
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