Le président Jacques Chirac a précisé dans son discours de l’île Longue sa vision du rôle des forces nucléaires françaises.
Il a élargi l’emploi d’armes nucléaires contre la menace d’attaques chimiques ou biologiques, contre des actions menées par des « dirigeants d’État qui auraient recours à des moyens terroristes contre nous » (1).
Le président Chirac a élargi également la liste des « intérêts vitaux » de la France, qui justifierait l’emploi des armes nucléaires en y incluant « la garantie de nos approvisionnements stratégiques ou la défense de pays alliés » (1).
Il a insisté aussi sur la « flexibilité » de la réponse nucléaire. Certains missiles des sous-marins ne comporteront plus six têtes nucléaires, mais un nombre réduit de têtes permettant une frappe qui deviendrait plus ciblée.
Bien qu’il ait réaffirmé que « notre concept d’emploi des armes nucléaires reste bien le même » (1), de nombreux observateurs ont relevé qu’il s’agissait, pour le moins, d’inflexions dans la doctrine nucléaire française. Examinons-en les différents aspects.
Un des éléments de l’efficacité de la dissuasion nucléaire, selon ses concepteurs initiaux, repose sur la capacité à identifier clairement l’agresseur potentiel afin qu’il soit persuadé que la riposte nucléaire sera donnée, sans hésitation. Or, à supposer qu’un État veuille mener une opération terroriste contre la France, il le fera forcément d’une manière souterraine. Comment sera faite la preuve de cette implication ? Cet élargissement de l’emploi possible de l’arme nucléaire mène en fait, soit à un affaiblissement du concept même de dissuasion, soit à son glissement vers une doctrine d’utilisation « préemptive », « au cas où... ».
Il ne s’agit donc pas, même dans une logique nucléaire, d’un renforcement de la dissuasion, mais de l’affaiblissement de sa mise en œuvre.
En détaillant les définitions possibles des « intérêts vitaux », Jacques Chirac emprunte une démarche différente de celle de ses prédécesseurs, qu’il s’agisse du général de Gaulle ou de François Mitterrand, qui prenaient soin justement de laisser la plus floue possible cette notion, pour maintenir l’adversaire potentiel dans l’incertitude. Détailler cette liste comme le fait Jacques Chirac, y inclure officiellement les sources d’approvisionnement, n’est-ce pas multiplier des « chiffons rouges » tentants, pouvant susciter des actions provocatrices visant à tester la détermination à riposter au plus haut niveau des autorités françaises ? Il y a donc là, même sous l’angle de la théorie, un risque de déstabilisation, donc d’affaiblissement de la dissuasion classique.
Même si le président de la République répète qu’il « ne saurait, en aucun cas, être question d’utiliser des moyens nucléaires à des fins militaires lors d’un conflit » (1), on ne peut s’empêcher de constater que la diminution du nombre de têtes nucléaires sur chaque missile des sous-marins, dans le but d’améliorer le ciblage, renforce plus la notion « d’armes d’emploi » que celle de « non-emploi ».
Pourquoi cet éloignement officiel
de plus en plus net de la dissuasion « pure » ? Déjà en juin 2001, dans un discours à l’IHEDN (2), le chef de l’État avait évoqué la possibilité de répliquer « aux menaces que pourraient faire peser sur nos intérêts vitaux des puissances régionales dotées d’armes de destruction massive ».
Les raisons de cette inflexion, sinon de cette dérive, stratégique sont multiples. Mais ce renforcement des forces nucléaires françaises, accompagné aujourd’hui par l’évolution de la doctrine d’emploi, étendue y compris à « la défense des pays alliés », a une finalité évidente : faire « de la dissuasion nucléaire française, par sa seule existence, un élément incontournable de la sécurité du continent européen » (1). Après le débat difficile sur la guerre d’Irak avec le président Bush, Jacques Chirac veut accélérer la construction d’une « Europe puissance », s’adossant aux forces nucléaires britanniques et françaises dans un monde de pôles de puissance rivaux. Certains pays européens commencent à être de plus en plus sceptiques devant
la volonté américaine de fournir un « parapluie nucléaire » à une Europe élargie à 25 ou plus, qui apparaîtrait comme sa rivale. C’est ce « trou » politique prévisible que Jacques Chirac veut combler en travaillant à « poser la question d’une défense commune, qui tiendrait compte des forces de dissuasion existantes, dans la perspective d’une Europe forte, responsable de sa sécurité » (1). Pour autant, d’autres pays européens ne sont pas prêts à accepter une « nucléarisation » de l’Europe.
En effet, celle-ci soulèverait
des questions inédites et préoccupantes. Un coup fatal risquerait d’être ainsi porté au TNP, ébranlé par des crises successives dont l’épisode iranien est le dernier avatar. Le reproche fait aux puissances nucléaires de ne pas respecter le volet désarmement prévu par l’article 6 du TNP prendrait une nouvelle consistance ; une nouvelle course à la prolifération serait ainsi lancée.
L’Union européenne en tournant
le dos à une construction de puissance multilatérale, porteuse du droit international, raterait une occasion historique de jouer un rôle original au service de la paix et de la coopération.
Inflexion ou dérive ? Le débat sur la politique nucléaire française et, au-delà, sur sa politique pour la paix et la sécurité, risque de connaître un nouveau développement dans les mois à venir. On peut tout au moins le souhaiter à la veille d’échéances électorales importantes en 2007.
(1) Allocution de Jacques Chirac, lors de sa visite aux forces aériennes, océaniques et stratégiques. Landivisiau, l’île Longue-Brest, jeudi 19 janvier 2006 ; http://www.elysee.fr.
(2) Discours du président de
la République sur la politique de défense de la France, la stratégie militaire, le désarmement nucléaire, la défense européenne, la réforme du système de défense, les interventions militaires extérieures de la France et la force de dissuasion française, Paris, le 8 juin 2001. Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) ; http://discours-publics.ladocumentationfrancaise.fr.